Fente
"Les retrouvailles, les vraies, c'est lorsque la personne que vous aimiez vous paraît merveilleusement libre et inconnue."
- Un type lambda
Les ruelles étaient bombées de monde. Un brouhaha léger et constant planait dans l'air, accompagnant l'ambiance mésopotamienne, apostrophée çà et là par une mince d'odeur d'épice. C'était à en perdre joyeusement la raison.
Calmement, au centre même de cette masse humaine éléphantesque, se distinguait de par sa démarche et sa broderie, un homme. Car tandis que les nobles se paradaient en longs oripeaux, soigneusement entretenus, reflétant la magnificence et l'absolu de leur classe sociale, celui-ci portait sur sa musculeuse ossature une tenue de plate noire, minutieusement forgée, paressant presque neuve, outre les quelques balafres ancrées sur le fer.
Un tabard, aussi : un fond noir, avec l'icône d'un lion rugissant. Luxam, entre autres, qui se définissait par cet animal si distingué, si sophistiqué, aux yeux du roi. Le vent, en cette hauteur, rugissait très légèrement, sur les bruns cheveux du jeune homme, qui, regardant le ciel, se rappela à quel point il était bon d'apprécier un élément sans le combattre.
Le combat : c'était ainsi qu'il définissait sa propre vie. Un périple continuel, apostrophé seulement par de courtes pauses, là où ils – les soldats de l'Armée Noire – se devaient de s'entraîner davantage. Jamais après son adolescence – le moment de sa vie le plus monotone, se disait-il à présent, une fois les frontières de ce monde clos passées – il n'avait su se détendre, voire même n'avait pu.
Protéger sa sœur, et garder cette doctrine de sacrifice, tout au long de sa vie. Il semblait avoir, pour le moment, réussi. Mais à quel prix ?... remarqua-t-il, jetant un mince regard vers son bras en métal.
Derrière lui, se trouvait cinq hommes. Des gaillards, robustes et à l'aise, transpirant la force et la tranquillité, sous ce soleil de plomb qui s'abattait sur Arilla. Eux, moins que le jeune homme, commençaient à farfouiller les pavés des rues joviales, par des regards émincés, jeunes et passionnés. Dégoûté plus qu'autre chose de ce lieux-là, Delanias s'abstint de le faire.
«Eh bien, Delanias ! s'exclama l'un des hommes, dans un veston marron. Tu en fais, une de ces têtes ! Nous pensions que t'accorder la permission de revoir ta sœur te plairait un peu plus que cela !
― Oh !... Non non, ne t'imagines pas des trucs farfelus : évidemment que je suis content... C'est juste... Juste que le regard que les gens d'ici portent sur moi ne me plaît pas forcément...
― Bah ! vint intervenir un autre camarade, tapotant amicalement son dos. Ce sont tous des imbéciles, tu le sais bien. Une soi-disant «élite», au-dessus des ordres sociaux, mais qui finalement, n'est qu'un attroupement de moutons pourris-gâtés et écervelés, n'y connaissant strictement rien à la vie ! Fais-moi confiance, je sais de quoi je parle... J'avais une amie qui était une bonne compagnonne, avant qu'elle ne rentre dans son université rêvée... Depuis : méconnaissable. J'ai l'impre-...»
Mais il n'écoutait pas. Alors qu'ils s'avançaient un peu plus vers une immense porte pourpre, Delanias était subjuguée par la beauté de la bâtisse; car même si, intérieurement, l'ordre d'Arilla la dérangeait au plus haut point, il devait reconnaître que sa sœur avait, hiérarchiquement parlant, mieux réussie sa vie.
Cela suffisait à lui faire son bonheur. Détruire ta vie pour la sienne... minauda une voix en son intérieur. N'est-ce pas là un peu... exagéré, comme plaisir solitaire ? Comme pour répondre, il tourna la tête sur le côté gauche. Et si oui ?... Et si effectivement, avoir été martyr pendant seulement quelques semaines aurait suffit à me combler ?
Après tout, il n'était venu là que pour ça : s'assurer qu'il pouvait, seul, continuer sa route, un soulagement gisant derrière lui. À son loin, des enfants jouaient, laissant derrière eux un chemin de rires juvéniles et bêtas. Ils s'éloignaient de ce qui semblait être un chariot de barbe-à-papa. Aujourd'hui encore, il doit ignorer pourquoi, ce jour-ci précisément, il fut attiré par cette agitation commune. Mais qu'importe.
Tous s'arrêtèrent sur le seuil de l'entrée. Ils avaient pénétrés dans ce qui semblait être une espèce de cour, lestée et entourée par des sortes de petits muraux de pierres cramoisies. Immédiatement, l'odeur grillée de barbe-à-papa et celle de l'épice disparurent. Humectant un peu l'air, fronçant ses yeux tels deux fentes marrons, pétillants d'espérance, il put remarquer l'invariable odeur de l'enfance.
Ça sentait la poussière, l'inconnu, les dalles de marbre que possédaient certaines maisons froides, en hiver. Quelque chose de nostalgique, de très appréciable, mais aussi d'étrangement utopique, jusqu'à s'en méfier. Il n'avait pas vu sa sœur depuis... Ah !... Six mois au moins ! Ils s'étaient quittés, lorsque Delanias s'était engagé dans l'armée. Elle ne savait rien de ce qu'il s'était passé, cela s'étant produit sous-silence : ni les rumeurs d'une peut-être prochaine guerre, ni le passage de grade du jeune homme – celui de Loup Noir –, et encore moins la disparition de son bras, et sa mise au tabac dans l'arène...
Jusque encore, le fait qu'il n'avait absolument aucune idée de ce qu'était devenu son ancienne protégée...
Lentement, il passa sa main sur le «08» en or massif, incrustée sur la grande porte bleutée, haute de trente pieds environ. Il sourit.
«Bon Dieu... Je n'ose même pas imaginer, combien ont dû payer les proprios de cette demeure, pour se payer ne serait-ce que ce nombre.
― Héhé... hala l'un de ses partenaires, passant religieusement sa main sur les pavés de la maison, retirant la maigre poussière s'y étant incrustée. C'est qu'ils ont les moyens, les parents adoptifs de ta sœur !
― Je ne te le fais même pas dire... En espérant qu'ils ne m'épient pas du regard comme la prochaine fois...
― C'est quoi le rapport ?
― Le rapport, c'est qu'ils ne cessaient de me mater, comme si j'allais, et ce d'un instant à l'autre, mettre le feu à leur piaule... Comme si j'avais l'allure d'un pyromane, franchement...»
À cela, son camarade s'étouffa dans un léger rire. Détournant la tête vers l'avant, Delanias s'empara finalement du toque – lui aussi, comme il se doit, forgé et coulé dans de l'or liquide –, et par trois fois, frappa sur celle-ci.
«Déjà ? s'étonna un camarade. Mais on a à peine eu le temps d'admirer l'endroit !
― Plus tard... On est pas venu pour ça... Déjà, faudrait-il qu'elle soit au courant de ma venue...
― Attends, attends... T'avais pas dit que tu l'avais prévenu via des lettres postales ?
― Ah !... Non, finalement, elles n'ont pas été envoyées... Faut croire que même ça, ils nous le refusent à l'armée...
Son interlocuteur soupira. Finalement, cela risquait d'être plus subtil qu'il n'aurait espéré...
― Elle a quel âge, en fait ?
― Dix ans...
― Ah, et c'est elle qui nous reçoit ?
― Non... Enfin normalement, si... Enfin, je ne sais pas vraiment, à vrai dire; elle doit avoir des domestiques, ce genre de trucs, normalement...»
Deuxième soupir. Le comble du vice serait si, par le plus malheureux des hasards, ils se seraient trompés de maison, ce qui serait en outre, une perte de temps fâcheuse... Delanias ne remarqua aucune activité de l'autre côté de la porte. Personne n'avait répondu à son appel.
«Ils sont peut-être sortis, qui sait ?
― Non... ça m'étonnerait : j'entends des bruits, provenant de l'intérieur.»
Et effectivement, celui-ci excellant son ouïe un peu plus, pu écouter un maigre son, tout droit sortie de l'immense maison. Un piano à queue. Il le reconnaissait. C'était celui de sa sœur. Le même qu'ils avaient pu voir, dès leur première arrivée ici, auquel elle était tombée immédiatement amoureuse.
Il ferma les yeux, et apprécia, les autres faisant de même. Après quelques secondes, un violon, voire deux, accompagna ce délicieux déluge de notes... Rarement Delanias n'avait été si emporté par de l'art, un jour... Tandis qu'il s'apprécia à se laisser plonger dans l'ambiance presque foraine que dégageait le morceau, un autre soldat s'accouda contre le mur, allumant sa pipe.
«Je n'sais pas si c'est elle qui joue, fit-il, mais franchement... Si c'est elle, chapeau-bas. J'ai jamais vu quelqu'un, de toute ma vie, jouer aussi bien...
Alors, rempli d'une étrange fierté, Delanias sourit.
― Mon épée (en donnant un parie) que c'est elle qui joue...
― Ma bourse entière que non !
Il sourit de nouveau.
― Vous ne la connaissez pas... Je ne peux pas vous en vouloir.»
Le morceau s'arrêta. Il rouvrit les yeux, comme nouveau-né, tout droit sorti d'un cocon, dans un monde qui lui paraissait complètement différent, le temps d'un instant.
Reprenant un air convenable, il se mit de nouveau devant la porte, et tandis qu'il s'empara de la poignée, pour toquer une seconde fois, elle s'ouvrit...
«Qui dois-je annoncer à Dame Alexia ?
Surprit par une telle réaction (ses camarades – encore hébétés par la musique – se tenant derrière), Delanias resta béant quelques secondes, avant de réagir. En face de lui, se trouvait une femme aux allures... étranges. Une coiffure mate, rayonnant au zénith du soleil, pénétrant dans le seuil de la demeure, se terminant par des boucles anglaises; des yeux en amande, onyx comme la pierre, et dégageant une sorte d'aura calme et stupéfiante à la fois.
De légères tâches de rousseur, apparaissant sur le bord de ses joues. Malgré cette allure très efféminée, elle ne semblait pas vouloir mâcher ses mots, et toisait l'individu avec une impartialité remarquable.
― Delanias... se reprit-il, dans un élan de reprise. Delanias Torvin.
― Très bien, veuillez attendre ici, s'il-vous-plaît.»
Elle tourna immédiatement les talons, et s'enfonça dans le crépuscule du corridor. Sur le côté droit de l'entrée, des tableaux en tous genres. Sur le côté gauche, des étagères, remplis de livres... Il ne doutait pas que sa sœur, les ayant à coup sûr déjà tous lu, possédait une bibliothèque Ô combien de fois plus grande que celle-ci.
«Alors, tu rentres mec, ou on attend dehors encore longtemps ?... s'impatienta l'un.
― Bah écoute, elle m'a dit d'attendre, alors j'attends.»
Le soldat grommela. Mais qu'importe : il attendrait. Il n'était pas question de salir cet endroit, même s'il le devait.
Finalement, après quelques minutes d'attente, la domestique revint avec une autre femme à ses côtés. À en juger par son apparence, sa taille, et ses manières... il s'agissait sans aucun doute de sa jumelle. Mais pas d'Alexia, non.
«Veuillez décliner votre identité, monsieur, fit-elle d'une voix machinale, toisant presque l'individu d'un regard impérial.
― Delanias Torvin.
― Votre métier ?
― Militaire, de grade Loup-Noir, à l'Armée de Luxam.
― Votre corpulence ?
― Un mètre quatre-vingt huit pour soixante-quinze kilos.
― De quel lieu venez-vous ?
― Dranatel.
Un blanc s'installa. Ses amis étaient toujours derrière lui, légèrement interrogés, par le comportement des deux femmes. Mais Delanias répondait, sans broncher.
― Pouvez-vous nous dire, où vous êtes-vous fait cette ble-...
― Ça suffit...
À en juger par la réaction de tous, ce n'était très clairement par Delanias qui avait ordonné ça. Non, c'était une voix jeune mais fière, excellé par une confiance en soi absolue. Une voix féminine.
― Alexia...
― Mais... tentèrent de contester les deux domestiques. Enfin, Dame Alexia, nous ne savons même pas si ce jeune homme dit vrai : il pourrait s'agir d'un usurpateur !
Delanias sourit à cette idée.
― Et comment voulez-vous que je le sache, si vous comptez l'exclure, avant même que je puisse entrapercevoir un fragment de son minois ?»
Honteuses, elles se retirèrent, laissant place à une jeune fille. Un physique hors-norme, révélant immédiatement son identité : une chevelure argentée, probablement unique au monde, flottant dans le vent, cerclée par un serre-tête d'un noir d'ébène; d'immenses yeux d'un bleu de givre, à l'orée du chatoyant, semblant analyser le jeune homme – toujours par les yeux, jamais de haut en bas, comme le fait la plèbe de base; un petit nez, et de minces lèvres, probablement pas encore développés à son âge; une jupe à carreaux d'un bleu marine, ainsi que des hauts de jambes bleu foncé, tout cela terminé par une paire de bottines blanc-neige, sans talons.
Delanias s'était presque amusé à, à son tour, analyser l'individu se tenant face à lui, sous le regard véhément des deux domestiques, se disant qu'un tel homme, ne méritait pas de se mettre à piédestal avec «Dame Alexia».
«Delanias... murmura-t-elle, dans un son presque inaudible.
Il sourit, ses yeux brillants sous les larmes.
― Tu m'as manqué...
― Toi aussi, digne imbécile...»
Ne sachant quoi dire, elle fondit en larmes, fonçant dans les bras de son frère.